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Les Carnets blancs

17 novembre 2009

carnet n°15/100 (journal, 1990) : transformé en compost puis planté au pied d'un arbre

Texte publié sur mon blog en 2006

J’avais rendez-vous avec Léon à la Maison du jardinage. Dans mon sac, il y avait le cahier n°15. On a traversé le potager, la roseraie. Il m’a montré les espaces pour le compostage. Il me disait : "Je t’expliquerai tout à l’heure comment ça marche." Je lui ai demandé si mon cahier pouvait se transformer en arbre. Il m’a dit qu’il ne savait pas où partait l’engrais. Ca allait dans des légumes. Ou ailleurs. Il a réfléchi. "Sur la terrasse, on a un mini-compost. Si on y met ton cahier, et si je demande à tout le monde de faire attention, il pourra être recyclé où tu veux." Il m’a montré les vignes. J’ai imaginé mon cahier devenir vin. Il m’a montré un arbre avec un double nom : "(?) ambivalus". Léon m’a dit : "Il y a des arbres remarquables dans Paris. Je pourrai t’en montrer quelques-uns. Dans quelques mois, quand le compost sera fini, tu pourras choisir celui que tu préfères."

On est montés sur la terrasse. Le mini-compost ressemble à un tonneau à trois étages. Je me suis assis à une petite table et j’ai commencé à prendre des notes, à poser des questions. Puis on est passés aux choses sérieuses. J’ai enlevé les trombones du cahier. J’ai arraché la couverture bleue. On n’a laissé que les feuilles avec l’encre. On les a déchirées en morceaux de dix centimètres carrés. Léon a soulevé le couvercle du compost. Il y avait des feuilles vertes avec des brindilles. Sur le rebord, il y avait une limace. On a mis les morceaux du cahier n°15 dedans. Pendant qu’on parlait, Léon mélangeait avec sa main les feuilles quadrillées et les feuilles vertes. Il a liquidifié le tout. Dans les premiers jours, des areignées, des mille-pattes, des collemboles à six pattes vont destructurer les feuilles. Elles vont se briser en miettes.

Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-86)

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16 novembre 2009

Carnet n°14/100 (journal, 1990) : envoyé à un éditeur (La Pensée universelle)

Texte publié sur mon blog en 2006 

J’ai voulu envoyer le cahier Conquérant chez un éditeur. C’est un cahier écrit à la main, mal écrit, avec des fautes d’orthographe. J’ai pensé que je recevrai une lettre de refus d’un éditeur. Une proposition de venir rechercher mon manuscrit, sous peine qu’il soit détruit dans les 30 jours. Je n’irai pas le rechercher. J’essayerai de me renseigner pour savoir comment ils l’ont détruit.

J’ai imaginé l’envoyer à une maison d’édition qui envoie de vraies critiques, même trois lignes, telle que Le Dilletante ; ou l’envoyer chez Albin Michel, pour que mon manuscrit soit référencé sur leur site Internet, que je puisse pendant quelques jours ou quelques semaines lire qu’il est en cours de lecture.

Je me suis demandé quel titre la maison d’édition donnerait à mon cahier. Cahier bleu Conquérant ? Est-ce une secrétaire à l’accueil qui décide du titre du manuscrit lorsqu’il n’est pas mentionné ? Mon cahier sera-t-il refoulé par la personne qui ouvre le courrier parce qu’il est manuscrit ?

J’aurais pu l’envoyer aux Editions de Minuit qui, de souvenir, ont des lettres type de refus particulièrement violentes. On ne vous a pas demandé de nous envoyer un manuscrit. Venez le rechercher ou nous le détruirons (La lettre était rédigée de façon plus policée, mais c’est le souvenir que j’ai, d’une de leur lettre de refus, en 1995, concernant mon second roman).

J’ai eu une autre idée : l’envoyer à une maison d’édition à compte d’auteur. Je me suis demandé  s’il me répondrait de façon complaisante. Votre manuscrit a de vraies qualités. Nous pouvons vous l’éditer moyennant la maudite somme de…

Jeudi soir, j’ai cherché les coordonnées de La pensée universelle. Sur leur site Internet, un onglet indique "Libraires". Le mot est écrit au pluriel. Je clique. Le seul libraire référencé est La pensée universelle. C’est un peu comme du Canada Dry. Ca ressemble à une maison d’édition, mais ça n’en est pas une.

J’ai mis un post-it sur mon cahier avec mes coordonnées (adresse et e-mail). Au début, je ne voulais pas donner mon nom. Je pensais mentionner mon prénom et le nom de Baptiste. Ou le nom de la société qui est sur notre boîte aux lettres. J’avais peur qu’en mettant mon nom, je sois enregistré sur une base de données comme un auteur dont il ne faut même pas prendre la peine d’ouvrir le manuscrit. Et puis j’ai pensé que pour La pensée universelle ce n’était pas grave. Je pouvais prendre le risque de mettre mon nom.

Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-87)

 

 

 

15 novembre 2009

carnet n°13/100 (poèmes, 1990) : transformés en avions en papier ; jetés de mon balcon

Texte publié sur mon blog en 2006

J’ai pris un premier feuillet. Je l’ai plié pour en faire un avion en papier. Je me suis rendu compte que je ne savais plus en faire. Je l’ai plié n’importe comment. Je suis allé sur le balcon. Il faisait nuit. Je l’ai lancé droit devant moi. Il n’y avait personne dans la rue. Il a piqué vers le bas. N’a même pas fait semblant de voler un peu. Il n’y avait pas de vent.

Je suis revenu dans le salon. Me suis assis dans le fauteuil club. Ai attrapé un second feuillet. J’ai essayé de m’appliquer. Mon second essai ressemblait vaguement à un avion en papier. J’étais content. Je suis retourné sur le balcon. J’ai essayé d’envoyer le second avion plus loin que le premier. Je voulais le propulser à dix mètres. De l’autre côté de la rue. Derrière le mur qui encercle l’hôpital en face de la maison. Il n’y avait toujours pas de vent. Mon avion est tombé sur le trottoir, en bas du balcon, à deux mètres du premier.

Troisième essai. J’essaye de donner à cet avion une forme plus aérodynamique que le précédent. Je prends de l’élan.

Il s’écroule dans le caniveau en faisant des tourbillons sur lui-même.

Je me résigne.

Les trois suivants ressemblent à des avions en papier, mais il ne dépassent pas le trottoir en bas de la maison. Un courant d’air frais souffle dans la rue. Les deux premiers avions glissent. Je ne les vois plus.

Deux garçons et une fille parlent fort. Il s’assoient sur un banc en face de la maison. Je n’ose pas lancer mes autres avions devant eux. J’attends. Ils parlent religion. Ils enfoncent des portes ouvertes en parlant très fort. Je m’assois dans le fauteuil club. Je prépare les quatre derniers avions. Je les dispose sur la table ronde près de la fenêtre. Une demi-heure plus tard, ils s’en vont. Je retourne sur le balcon. Je lance à tour de rôle les quatre avions. Puis je rentre me cacher. Personne ne m’a vu. Je crois.

Je me réveille dans la nuit. Il pleut. Je ferme les fenêtres. Je pense à mes avions.

Ce matin, je me réveille tard. Il ne fait pas très beau. J’apperçois un avion qui a glissé sur l’autre trottoir. Les autres ont disparu.

En début d’après-midi, je descends. A 300 mètres de la maison, dans une rue perpendiculaire, je retrouve le feuillet d’un avion. Il a été déplié. Puis jeté sur le sol.

Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-88)

14 novembre 2009

Carnet n°12/100 (carnet de rêves, 1989) : abandonné dans une rivière en Kirghizie)

 

Texte publié sur mon blog en 2006

Anniversaire surprise de Jeanne. Elle revient de Kirghizie. On l’attend sur les pelouses du Champs de Mars, une coupe de champagne à la main. Elle nous parle d’une femme restée q uatre ans dans le désert à observer les chevaux avec pour meilleurs amis un camélon et un serpent à sonnettes. Jeanne me dit qu’elle a jeté mon carnet de rêves dans une rivière. Elle a pris des notes qu’elle arrache d’un petit cahier noir. Une de ses amies s’en étonne: "Moi, je ne pourrais jamais montrer à quelqu’un ce que j’ai écrit" ; Jeanne répond : "il n’y a qu’à Mathieu que je peux montrer ça, c’est mon cousin, c’est mon frère, c’est plus que mon frère." Dans ma tête, je pense On est jumeaux. Jeanne n’a pas écrit ses rêves : "Je n’ai fait aucun rêve. Je n’ai fait que des cauchemars. Chaque nuit, j’enterrai un de mes proches." Dans un petit avion qui relie Moscou à Bichkek, elle a laissé, au creux d’un accoudoir le manuscrit provisoire des "Carnets blancs" que j’avais imprimé : "J’ai été vexée, tu m’appelles La cousine de Clamart, je n’ai pas de prénom, pas de pseudo, j’ai voulu me venger", elle éclate de rire. Une de ses amies que je ne connaissais pas me dit "Abandonner ses carnets, c’est devenir adulte." "Oui". Je lui dis Oui.

 

Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-89)

 

13 novembre 2009

Carnet n°11/100 (journal, 1989) : caché derrière la Fontaine turbulente (Cité des Sciences)

Texte publié sur mon blog en 2006

"Jeudi, Lou m’a invité à un cocktail pour les 20 ans de la Cité des Sciences et de l’Industrie. On essayait de savoir qui était célèbre. Qui était Ministre. Lou voulait qu’on s’incruste sur des photos. Au bluff, elle demandait à des hommes un peu ronds : "Nous avons déjà travaillé sur un projet ensemble, non ?" (Il y a une dizaine d’années déjà, Lou m’avait entraîné dans une soirée où on s’était incrustés, et où on avait fait croire à tout le monde qu’on était invités.) Elle m’a tendu un petit four entouré d’une feuille de vigne. Je l’ai mis dans ma bouche. Elle m’a dit : "A l’intérieur, il y a une limace", et effectivement, l’intérieur était mou, visqueux. On pouvait se promener dans les expos. Dans les cabines de l’expo "Biométrie, le corps identité", j’ai voulu photographier mon cahier (le n°11), mais ce n’était pas possible. C’était une machine intelligente. Elle ne prenait en photo que les visages. Quelques secondes plus tôt, j’avais appuyé mon pouce sur une capsule pour enregistrer mon empreinte. Lou s’est levée. J’ai photographié mon visage. Il restera enregistré jusqu’au 15 juillet 2006. Il est visible à partir du code personnel suivant : "889c885f665n9". Il y avait un concert qu’on trouvait ennuyeux. On s’est promenés dans l’expo sur les mathématiques. On était seuls. Lou m’a demandé si j’allais y laissé mon cahier. Je lui ai dit que Non. Mais Lou était excitée. Je sentais que ça l’amusait que je puisse laisser un cahier ici. Je suis tombé sur des cartes du monde, elles se feuilletaient comme un livre. J’ai hésité à laisser mon cahier entre deux pages (A chaque fois qu’une page s’ouvre, une voix se met en route, explique le détail de la carte qu’on est en train de voir). Un peu plus loin, il y avait "La Fontaine turbulente". Une notice explique : "Cet objet (…) constitue une illustration (…) du chaos (…) les divers paramètres qui influent sur le mouvement sont ajustés de façon à ce qu’une infime perturbation suffise à modifier le comportement du système. De même (…) un battement d’aile de papillon (…)  peut (…) causer un cyclone (…)". J’ai voulu laisser mon cahier sur cette fontaine. Lou m’a dit que j’allais tout dérégler. Je l’ai posé à l’arrière de l’oeuvre. Pour ne rien perturber. On est partis en courant."

Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-90)

 

 

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12 novembre 2009

Carnet n°10/100 (journal, 1989) : brûlé ; cendres dispersées lors du Prix de Diane

Texte publié sur mon blog en 2006

"J’ai repassé mon costume en lin. J’ai pris un taxi. Lou m’attendait Gare du Nord. En sortant du taxi, un garçon dans la rue m’a interpellé : "Hé ! Beau gosse !" Je tenais encore mon chapeau dans ma main. Je porte une chemise bleue et une cravate avec des rayures vertes. J’ai dans les mains un petit flacon acheté chez Habitat avec les cendres du cahier n°10. Dans mon autre main, je tiens une grosse enveloppe avec les restes du cahier n°10, ceux qui n’ont pas brûlés. On prend des billets en première pour Chantilly. Pour être élégant, j’abandonne l’enveloppe dans une poubelle de la Gare du Nord. Plusieurs femmes en chapeau arpentent la gare. Le train pour Chantilly est bondé. Même en première, il n’y a pas de places assises. On est debout. Un homme aux cheveux gris porte un pantalon avec des oiseaux bleus. On traverse un chemin dans les bois. On entre dans le Village Hermès. Il fait une chaleur écrasante. J’achète un panier en osier avec de la nourriture. Ambiance tunisienne. On traverse la piste (le Village Hermès est au centre de l’hippodrome, si bien qu’il faut traverser la piste pour atteindre les gradins). Il y a de la pelouse sur la piste, et pas de la terre battue comme je l’imaginais. Je débouche le couvercle métallique de ma fiole. Elle est transparente, de couleur verte. Je jete les cendres sur l’herbe, là où les pouliches se disputeront le Prix de Diane. A cause du vent, des pellicules de cendres se dirigent vers mes jambes. Je fais un mouvement pour ne pas tâcher mon pantalon blanc. On monte dans les gradins. On se faufile dans la "balance" (les jockeys doivent se peser avant la course). On regarde les chevaux qui se préparent. Un entraîneur nous parle de leurs veines et de leurs yeux exhorbités au sortir des courses. La première n’est pas celle du Prix de Diane. Je regarde les chevaux passer à l’endroit où j’ai déposé les cendres du cahier n°10. Entre deux courses, on peut retourner sur les pistes. Je retourne voir. Il y a une tâche grise au milieu de l’herbe verte. Je parie sur la 6ème course et sur la 7ème (celle du Prix de Diane). Je parie sur le 11, puis sur le 6. Je perds les deux fois. J’avais joué au hasard. Lou voulait que je regarde les côtes. Je ne voulais pas. Dans la tribune, j’observe une de mes voisines, la femme d’un jockey. Pendant le Prix de Diane, les muscles de son visage tremblent. A côté de nous, une belle femme noire porte un chapeau avec des plumes de paon. Les plumes sont tellement hautes qu’elle doit s’accroupir en souriant dans l’ascenseur. Il est 18 heures. Dans le Village Hermès, des oliviers ont été plantés au milieu de monticules de sable. Sur un des arbres, un homme a accroché sa cravate à une branche. Je décide de poser ma fiole sous cette cravate. On prend une photo de l’arbre, de la cravate et du flacon. Notre train a un problème technique. Le suivant est encore plus bondé qu’à l’aller. Des hommes en costume, des femmes en chapeau, transpirent, debout. Un homme défait sa chemise par le bas et la relève sur sa bedaine. Le train s’arrête. La clim ne fonctionne pas. Un anglais avec une chevalière parle tout seul. Il a le visage rouge. Des individus sont sur les voies."

Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-91)


11 novembre 2009

carnet n°9/100 (journal, 1988) : abandonné dans un train

Texte publié sur mon blog en 2006

"J’ai fini de lire le cahier n°9 dans le train Paris/Marseille. Baptiste était en face de moi. Il m’a demandé s’il pouvait le lire. En vérité, il ne m’a rien demandé. Il a pris mon cahier et il a commencé à le lire. Je me suis tu. J’ai pensé que c’était comme une expérience. Je ne trouvais pas ça agréable. Baptiste ouvrait le cahier au hasard. Je ne savais pas ce qu’il lisait. Je savais que certains passages me gênaient. Notamment ceux où je développe mon rapport à la bourgeoisie. A l’époque, je suis convaincu que les enfants de bourgeois sont supérieurs. Je suis convaincu que je suis un enfant de bourgeois. Sans argent. Ça donne des choses ridicules. J’observe Baptiste. Il se marre. Il se moque de moi. Puis il se fige. Dit : "C’est triste." Le train arrive à Aix. On vient pour fêter l’anniversaire surprise d’une de mes tantes. Je suis dans le couloir central. Baptiste est devant moi. J’ai mon cahier sous le bras. Je passe devant le compartiment à bagages. J’hésite pendant une ou deux secondes. Je pose mon cahier à gauche. Je le reprends. Je le pose à droite. Tout en haut du compartiment. Je descends du train. Mon cahier ira jusqu’à Marseille. Je me sens léger. Comme à chaque fois où je me sépare d’un de mes cahiers. Baptiste, qui s’inquiète de mon côté tête en l’air, me demande si je n’ai rien oublié. Je souris. On marche sur le quai. J’attends que le train reparte pour lui répondre. Non. Sauf mon cahier. Il me regarde. Je suis pris de remords. Pas parce que je m’en suis séparé. Mais parce que mon écriture de l’époque est lisible. Dans mon cahier, je cite des noms, des histoires de famille, des histoires d’argent. Si quelqu’un le retrouve, il pourrait par Google remonter à certaines personnes, leur révéler ce que j’ai écrit sur eux. J’ai peur que, comme un boomerang, ce cahier me revienne. J’aurais dû mettre du noir, du blanc, quelque chose sur les noms de famille. Je ne l’ai pas fait. J’ai agi par impulsion. Le soir, je raconte à des cousins, qui ont entre quinze et vingt ans de moins que moi, ce que j’ai fait. Je gaudriole." 

Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-92)

10 novembre 2009

carnet n°8/100 (journal, 1988) : caché dans une oeuvre de Donald Judd au musée d'art contemporain de Barcelone

Texte publié sur mon blog en 2006

 « J’ai lu hier mon carnet n°8 dans un bar de Barcelone. Deux scènes m’ont marqué. Le rêve de mon père qui se fait étrangler par un homme, qui a le visage de mon père. Et sa confidence, réelle, sur son projet avorté de poignarder maman. Je rejoins Baptiste. On dîne avec son frère, sa femme et leur fille. Après dîner, on prend un verre dans un bar où un homme en latex semble être le patron. Baptiste me demande ce que je ressens. Je lui parle d’une brique dans le ventre. Qui m’empêche de respirer. On reparle de ma crise sur l’autoroute. Il faut peut-être que je repose mes cahiers. Que je ne fasse pas chaque semaine le point sur une année de ma vie. Je me réveille fatigué. On prévoit d’aller au musée Picasso. Mais il y a trop de monde. La ruelle qui borde le musée est infestée de poussières. J’avais décidé de laisser mon cahier dans ce musée. Je change mes plans. On se dirige vers le musée d’art contemporain de Barcelone. Un grand bâtiment blanc. Le musée est quasiment vide. Sur le mur de l’entrée, un lit qui dégringole. Seules les quelques salles du rez-de-chaussée peuvent être visitées. Difficile de trouver un endroit pour cacher mon cahier. Je vois un cube ouvert. J’hésite. Le cube est au milieu d’une pièce. Mon cahier sera trouvé tout de suite. Je renonce. Une autre oeuvre. Elle est en carton. Créée en 1972, l’année de ma naissance. Une partie de l’oeuvre comporte un cube, avec une ouverture qui permettrait d’y glisser mon cahier. Cette oeuvre est plaquée contre un mur. Devant elle, une conférencière et des enfants restent postés pendant plus de trente minutes. Je perds patience. Je continue la visite. J’ai l’adrénaline qui monte. J’observe les caméras qui filment mes mouvements. Je retourne dans la première salle d’exposition. Un parallélépipède multicolore de 10 mètres sur 3, d’1mètre 60 de hauteur. Sur le dessus de l’oeuvre, il y a des rectangles comme sur une gaufrette. Je pose mon cahier sur un des rectangles. J’ai peur qu’un gardien s’approche de moi. Je me sens léger. Baptiste tourne autour de moi. Me demande "Tu l’as mis où ?" Je lui montre le premier endroit où je voulais le cacher. "Tu n’as pas le droit". "Je sais." Je lui indique l’endroit où je l’ai finalement posé. "Mais c’est une oeuvre." On est assis dans un des canapés du hall de l’exposition. La belle-soeur de Baptiste voit que mon cahier n’est plus dans mes bras. "Bienvenue chez les grands hommes !" Elle m’embrasse en riant. »

Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-93)

 

9 novembre 2009

carnet n°7/100 (journal, 1988) : plongé dans une baignoire couverte de mousse à l'entrée du concert du "Cirque des Mirages"

Texte publié sur mon blog en 2006

"L’intérieur de mon sac à dos est imprégné de tipp-ex. Récemment, j’en ai sorti mon chargeur de portable. Il était tout blanc. J’ai arraché quelques pages de mon cahier n°7. Celles où j’avais recopié des lettres que maman avait écrites. Nous sommes au Printemps de Bourges. L’après-midi, il y a des "escapades", des concerts dans les environs de la ville. J’ai décidé de me séparer de mon cahier lors d’une escapade le samedi pour le concert du Cirque des Mirages. J’ai imaginé la scène. Les chaises sur l’herbe. Le Cirque des Mirages sous un arbre. L’herbe sera mouillée. Quand les spectateurs partiront, je laisserai mon cahier sous mon siège. L’escapade a lieu à Beffes. L’endroit ne ressemble pas à ce que j’imaginais. Il ne s’agit pas d’un concert en plein air. Il a lieu dans une usine désaffectée. Une ancienne usine de chaux. C’est un grand bâtiment en briques avec à l’intérieur des ouvertures en demi-lune. A l’entrée du bâtiment, je remarque un grand bac, un peu comme une vieille baignoire en cuivre en plus petit. Je pense que je pourrais y jeter mon cahier. J’entre dans la salle pour le concert. A l’intérieur de l’usine. Je ne vois pas d’endroit intéressant. Je suis tout au fond de la salle. L’enfant à gueule de chien. Yanowski frappe avec son pied contre l’estrade en bois. Il y a de l’écho. Ca raisonne à l’intérieur. La véritable histoire du Christianisme. L’histoire d’un manuscrit retrouvé. Le concert se termine sur Les épouvantails. On sort. En seconde partie, il y a Anaïs. Avec Baptiste, nous ne pensons pas rester. Plusieurs personnes fument une cigarette devant la demi-baignoire en cuivre. Je n’ose pas y jeter mon cahier. Dedans, il y a une espèce de vase avec de la mousse. Le goulot d’une bouteille sort de la vase. J’attends que le public retourne dans l’usine de chaux pour y jeter mon cahier. Seuls deux témoins peuvent peut-être me voir. Ils traînent dans leur voiture. Ils ne me connaissent pas, mais ils connaissent des gens qui connaissent Baptiste. Je jete le cahier. Il a une couverture rouge. Il bute à la surface. Avec mes doigts, j’essaye d’appuyer sur le cahier. Il ne s’enfonce pas. Il y a des choses sous la mousse. Peut-être un monticule de bouteilles. La couverture rouge du cahier qui flotte a un côté un peu magique. J’essaye de le retirer. Je n’ai pas envie d’y mettre mes doigts. Je pense que l’eau abîmera l’encre des pages et que si une personne repêche le cahier, il ne pourra rien lire. Cette observation me rassure. Baptiste parle avec des gens dans la cour. Il me regarde. Il me demande ce que je suis en train de faire. Je souris. On décide d’écouter une ou deux chansons d’Anaïs. Posté devant la porte, je suis pris d’un fou-rire en l’écoutant. Je ne veux pas partir. Pour la dernière chanson, toute la salle se lève. Elle essaye de nous faire la Hola, mais elle n’y arrive pas. Je ressors dans la cour. On repart directement sur Paris. Je me rapproche de la demi-baignoire. Le cahier est ouvert. Je me rends compte que seule une partie du cahier est immergée dans l’eau. Une autre est à l’air libre. On peut lire parfaitement les deux pages posées sur la mousse. Surtout qu’à l’époque j’écrivais gros. J’ai une écriture penchée. J’ai l’impression de voir mon reflet dans cette baignoire. De me lire à livre ouvert. Comme dans un tour de magie d’Harry Potter. Ca me fait peur. J’ai honte. Honte qu’on puisse lire ce que j’écrivais à quinze ans. Un petit bourgeois prétentieux qui vivait mal que ses parents n’aient pas d’argent. Je m’éloigne de la baignoire pour que les gens qui sortent ne fassent pas le lien entre moi et ce cahier à livre ouvert."


Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-94)

8 novembre 2009

carnet n°6/100 (journal, 1988) : jeté d'un pont au dessus de la gare de l'Est

 Texte publié sur mon blog en 2006

"(...) J’ai voulu finir le cahier n°6. J’ai refermé l’enveloppe avec une agrafeuse. J’ai plongé l’enveloppe dans une plus grande enveloppe. Je n’ai rien écrit dessus. Celle-ci aussi, je l’ai fermée à l’agrafeuse. Je suis allé Gare de l’Est entre midi et deux. J’ai voulu déposer le pli dans un train qui partait pour Luxembourg. Mais je n’avais que trois minutes. J’avais peur de partir avec le train. J’ai cherché d’autres destinations. Il y avait plein de contrôleurs. Une amie m’a appelé. Elle voulait savoir où j’étais. Je ne voulais pas lui expliquer. Je me sentais honteux. Honteux avec mon pli, dans cette gare, sans oser le déposer dans un train. J’ai pris les escaliers qui longent la Gare de l’Est. Un escalier qu’on appelait "le coupe-gorge" avec Lou et qu’on empruntait souvent parce qu’il nous plaisait. J’ai longé les rails que je surplombais. J’ai tourné à droite sur le pont qui traverse les rails. Des grillages empêchent les suicides. Mon pli était suffisamment étroit pour que je puisse le faire glisser du pont. Je savais qu’on allait peut-être me voir. Je me suis demandé si mon pli pourrait tomber sur un fil, et brûler. Causer un dégât. J’ai pris de l’élan. J’ai jeté l’enveloppe. Elle est tombée dix mètres plus bas. Je ne la voyais plus. J’ai quitté le pont. Je ne voulais pas me retourner. Pas qu’on me demande des comptes. Si quelqu’un m’atrappait, je dirais que c’étaient des lettres d’amour. J’ai pris la première rue à gauche. J’ai avancé de trois mètres. Puis je me suis arrêté. Je suis revenu sur mes pas. Je me suis collé aux grilles pour retrouver la trace du pli. Je ne le voyais plus. J’ai vu un train passer. Peut-être qu’il écrasait le cahier n°6. J’étais hypnotisé. Une femme m’a regardé fixement. Elle pensait peut-être que je faisais des repérages pour un suicide. Je me suis senti léger. En 1999, j’avais habité trois mois sur ce pont, au 179 rue Lafayette. Une avocate qui m’avait ramené chez moi en voiture avait trouvé que le quartier était glauque. Je suis allé rue des deux gares, au café des Dellys, où j’allais écrire tous les matins quand j’habitais dans ce quartier. Le serveur a changé. L’ambiance est la même. L’horloge est toujours en avance. Ils passent un disque de Paolo Conté."

 Les Carnets blancs, Mathieu Simonet, Le Seuil, sortie le 11 février 2010 (J-95)

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